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La France et le Génocide Rwandais

Le Rapport élaboré par la commission Duclert est très sévère à l’égard du gouvernement français et de sa responsabilité dans le génocide des Tutsi. Mais s’il lève le voile sur l’implication de la France, il ne répond pas à toutes les questions que l’on peut légitimement se poser aujourd’hui.

Agrégée des facultés de droit, Rafaëlle Maison est professeur de droit public à l’Université Paris Saclay (droit international). Elle a beaucoup travaillé sur la justice pénale internationale et récemment publié Justice pénale internationale, Paris PUF, 2017. Sa thèse portait sur La responsabilité individuelle pour crime d’Etat en droit international public (Bruylant, 2004), elle a analysé très précisément l’un des procès qui s’est tenu devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’ouvrage Coupable de résistance ? Naser Oric, défenseur de Srebrenica devant la justice internationale, Paris, Armand Colin, 2010.

En rapport avec le génocide des Tutsi au Rwanda, elle a notamment publié « L’opération ‘Turquoise’, une mise en œuvre de la responsabilité de protéger ?, La responsabilité de protéger, Paris, Pedone, 2008, p. 209-232 ; « Que disent les archives de l’Élysée ? » Esprit, mai 2010, p. 135-159 ; « Coup d’Etat et génocide : l’affaire Bagosora », Les Temps Modernes, 2014, p. 213-237 ; avec Géraud de La Pradelle, « L’ordonnance du juge Brugière comme objet négationnistes », Cités, 2014, p. 79-90 ainsi que l’ouvrage Pouvoir et génocide dans l’œuvre du TPIR, Dalloz, 2017.

La Vie des idées : Vous faisiez le constat, en 2015, que les historiens français avaient du mal à appréhender le rôle de la France dans le génocide des Tutsi. Vous listiez les obstacles auxquels ils avaient à faire face. Est-ce que le travail fourni par la commission Duclert signifie que ces obstacles ont enfin été levés ?

Raphaëlle Maison : En effet, il me semblait en 2015 que certains obstacles empêchaient une recherche historique sur le rôle de la France au Rwanda : les contraintes du champ académique, l’indisponibilité des sources, la crainte d’être appelé à soutenir des procédures pénales, la question de l’engagement militant, le fait que le rôle de la France ne paraissait pas prioritaire aux historiens travaillant sur le génocide des Tutsi.

Il est clair que nombre de ces obstacles ont aujourd’hui été levés, en grande partie pour des raisons ayant trait à la décision politique. Mais je voudrais, avant de répondre plus précisément, saluer le travail fait par la Commission.

Il s’agit d’un travail très sérieux, mené dans des conditions de temps limitées, où les membres de la Commission – et les jeunes historiens recrutés pour l’assister – ont fourni une recherche et une analyse approfondie et courageuse. Je suis donc impressionnée par leur implication et leur acharnement à servir la cause de la vérité historique. Je note également que ce rapport restaure l’importance de l’Archive dans la production historique ; il restaure l’importance d’établir les faits, les chronologies, les dimensions politiques et internationales d’un génocide commis dans un contexte « post-colonial ».

Je relève aussi que le rapport, même si nombre d’éléments peuvent en être discutés, et ses auteurs y invitent d’ailleurs le public, a produit, pour ceux qui examinent cette question depuis longtemps, une forme de soulagement face à l’effondrement du mur de propagande et de manipulations auquel ils étaient confrontés.

L’un des grands mérites de ce rapport est de dépasser certains lieux communs, qui ont longtemps dominé : il ne se base jamais sur la thèse des massacres interethniques, du double génocide, du Front Patriotique Rwandais (FPR) comme mouvement « fasciste ».

L’analyse du rôle de la France se déploie donc à partir d’une compréhension fine de ce que fut ce génocide.

Enfin, je voudrais rendre hommage ici à certains de ceux qui furent les précurseurs de ce questionnement : François-Xavier Verschave et Sharon Courtoux, de l’association Survie, l’historien José Kagabo, le chercheur Jacques Morel, le juriste Géraud de La Pradelle, les nombreux journalistes engagés pour la découverte de la vérité, parmi lesquels Laure de Vulpian et, bien sûr, Patrick de Saint-Exupéry, qui a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses procédures judiciaires pour son ouvrage Complices de l’inavouable. Je présente mes excuses à ceux qui ne peuvent être cités ici. Ils sont nombreux.

Les obstacles liés aux contraintes du champ académique, à l’indisponibilité de nombreuses sources et à la crainte de l’engagement ont été levés par le processus même qui a conduit à ce rapport. Il s’agit en effet d’une commande publique, accompagnée d’une autorisation d’accès aux archives. Il est vrai que la création d’une nouvelle commission officielle par la Présidence de la République avait d’abord inquiété, certains historiens ayant bien démontré les limites de ce type de commandes politiques.

On pouvait même penser que répondre à une telle commande s’avérait déontologiquement problématique. Mais le résultat des travaux et le fait que les archives, rendues publiques, permettront « des travaux futurs » (Rapport, p. 34), dissipe ces inquiétudes initiales. Les conclusions du rapport pourront être soumises à un examen critique, essentiel à la connaissance scientifique.

Il est peut-être possible de regretter l’absence, dans cette Commission d’historiens étrangers qui ont beaucoup travaillé sur l’histoire coloniale ou post coloniale de la France ; la présence de ces chercheurs aurait pu permettre à la Commission d’approfondir la « mise à distance » qu’elle revendique (Rapport, p. 32) et de dépasser rapidement certains « biais cognitifs » (je reprends, en la détournant, la formule fréquemment employée dans le rapport). En effet, en tant que Français(e), il est souvent difficile d’imaginer l’implication réelle de son propre pays.

Il faut tout de même ajouter, s’agissant des sources, que la Commission indique clairement que certaines archives lui sont restées inaccessibles. Elle s’élève vivement contre les refus d’accès et aussi les pratiques de non-versement ou de destruction volontaires d’archives (certaines télécopies retrouvées portent la marque « destruction après lecture », Rapport, p. 738).

Ces dernières pratiques sont rattachées par la Commission aux « dérives institutionnelles » qu’elle condamne (Rapport, p. 22). En somme, la Commission n’a pas accédé à toutes les sources, et cela limite ses conclusions, elle le dit explicitement, d’autant plus que tout n’est pas consigné par écrit (Rapport, p. 33).

Par ailleurs, certaines périodes sont très peu documentées par la Commission sans que l’on sache cette fois pourquoi (début de l’année 1994, Rapport, pp. 328-331) ; certains thèmes ne sont pas complètement traités, tel celui de l’assistance diplomatique française fournie au Rwanda à l’ONU (Rapport, p. 923). En somme, il s’agit d’une première étape, très conséquente, mais qui pourra être encore approfondie.

Cet approfondissement est aussi exigé, et la Commission en est consciente (Rapport, p. 22) par la nécessité d’un croisement des sources car, évidemment, seules les sources françaises sont ici interrogées. Les sources provenant de la MINUAR (la force de maintien de la paix des Nations Unies) seraient, par exemple, particulièrement utiles.

La vie des idées  : Le rapport pointe différentes formes de responsabilité (politiques, institutionnelles, intellectuelles) du gouvernement français. Mais il reste très équivoque sur la responsabilité morale de l’Élysée (p. 975), concluant alors que la France ne s’est pas rendue complice du génocide. Cette analyse de la responsabilité vous semble-t-elle convaincante ? À partir de quel degré d’implication peut-on être qualifié de « complice » ?

Raphaëlle Maison : Ainsi que la Commission le souligne, un génocide n’est pas un déploiement de violence spontanée, il exige organisation et planification (rapport, p. 945). Or, les moyens militaires qui ont été fournis par la France au Rwanda entre 1990 et 1993, avant la période officiellement génocidaire (avril-juillet 1994), en termes de formation de l’armée rwandaise, en termes « d’encadrement indirect » de cette armée (Rapport, p. 759), en termes de livraison d’armes, justifient les conclusions très sévères de la Commission. Évoquant des « responsabilités accablantes » (Rapport, p. 973), ses conclusions s’apparentent à un véritable réquisitoire.

 Des responsabilités « particulières »

On peut d’ailleurs relever que, contrairement à ce que suggérait le mandat qui lui était confié, la Commission relativise le rôle d’autres acteurs internationaux. Ainsi, la France, en raison de son engagement militaire d’ampleur au Rwanda, a-t-elle une responsabilité « particulière » (Rapport, p. 31). De même, les institutions Internationales, parfois accusées, n’ont pas été défaillantes en elles-mêmes. La France, qui a parfois « piloté » la diplomatie du gouvernement rwandais à l’ONU (Rapport, p. 244) ne s’est en effet pas opposée pendant le génocide au retrait des troupes de l’Organisation mondiale (MINUAR, rapport, p. 416).

À Genève, le discours français est aussi demeuré très ambigu devant l’ONU, la ministre déléguée chargée de l’Action humanitaire laissant entendre le 24 mai 1994, contre toute évidence, que le gouvernement intérimaire issu du coup d’État (GIR) ne serait pas responsable du génocide (rapport, p. 943).

Je relève que certains continuent de soutenir que la France entendait, par son intervention militaire au Rwanda à partir de 1990, y établir la démocratie, puis la paix, en soutenant activement les accords de paix d’Arusha (1993). Or, le rapport de la Commission comprend des développements très intéressants sur ce processus de paix d’Arusha qui impliquait des négociations entre le pouvoir Rwandais et le Front Patriotique Rwandais (FPR).

La Commission relève tout d’abord, et c’est très significatif, que la France, militairement présente au Rwanda, a choisi de « passer outre » les premiers accords d’Arusha qui, dès 1992, exigeaient la suspension des livraisons d’armes au Rwanda et le retrait des troupes étrangères (Rapport, p. 800).

Ensuite, la Commission s’interroge sur le point de savoir comment la paix est compatible avec des « logiques de surarmement et d’inflation des effectifs militaires » (Rapport p. 973). Enfin, on se demande comment l’État français a pu être à la fois observateur des négociations de paix d’Arusha, mais aussi conseiller du gouvernement rwandais dans ces négociations (Rapport, p. 970) et, sur le terrain, en situation d’engagement militaire « dit indirect » au profit de ce gouvernement contre le Front patriotique rwandais (Rapport, p. 969) ? Pour la Commission, l’hostilité prolongée de la France au Front patriotique rwandais va d’ailleurs « miner » l’application des accords d’Arusha adoptés en 1993 (Rapport, p. 925).

La question juridique de la complicité

Il est vrai que s’il retient des « responsabilités accablantes », le rapport est plus nuancé s’agissant de la complicité. Il questionne : « La France est-elle pour autant complice de génocide ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer » (Rapport, p. 972). Mais en réalité, il est bien connu qu’on ne trouve que rarement, et même plutôt jamais, des explicitations génocidaires dans les documents ou déclarations officielles.

Il est donc vain d’imaginer trouver une archive française contenant des directives pour une association visant à éliminer les Tutsi du Rwanda. La Commission en est certainement consciente. Je pense qu’elle n’a pas véritablement souhaité poser une qualification juridique, ce n’était pas son mandat, et il me semble logique qu’elle ne l’ait pas fait.

Elle n’évoque d’ailleurs que des responsabilités « politiques, institutionnelles, intellectuelles » et « éthiques, cognitives morales » (Rapport, p. 966). A part quelques éléments très généraux sur la notion de génocide, la question technique de la complicité juridique n’est jamais discutée.

Or, nous avons depuis quelques années une jurisprudence sur la complicité de génocide, qui émane des deux Tribunaux pénaux internationaux créés par l’ONU en 1993 (ex-Yougoslavie) puis 1994 (Rwanda – TPIR), jugeant des individus, ainsi que de la Cour internationale de justice, jugeant des États.

Sans entrer dans le détail, on peut certainement affirmer que tant les individus que les États peuvent être, en droit international, complices de génocide. La complicité n’exige pas que soit présente l’intention propre aux auteurs du génocide de détruire le groupe ciblé. Il suffit d’établir que le complice a apporté une aide directe et substantielle aux auteurs de crimes en ayant conscience de leur intention de détruire ce groupe.

Il n’est donc pas nécessaire de trouver l’expression d’une « volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire » pour établir la complicité.

Une aide directe et substantielle ?

 La question cruciale, du point de vue juridique, est de savoir si la France a apporté une aide directe et substantielle aux auteurs du génocide, car la connaissance de leurs intentions génocidaires me semble avérée en raison de toutes les alertes, y compris institutionnelles et très précoces, décrites par la Commission. Les questions suivantes continuent donc de se poser à la lecture du rapport :

La France a-t-elle contribué à placer les extrémistes du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR) au pouvoir (le rapport relève l’intransigeance de la France à l’égard de l’opposition démocratique au Rwanda, p. 937-939)?
La France a-t-elle soutenu le Gouvernement intérimaire Rwandais (GIR) – qui est issu du coup d’État d’Avril 1994 et se trouve au cœur du génocide – et ainsi contribué à l’asseoir jusqu’à sa défaite en juillet 1994 ? Elle le considère en tout cas comme le gouvernement légal du Rwanda (Rapport, p. 409 et pp. 353-356) et a rapidement organisé l’exfiltration de la « parentèle » de ses proches (Rapport, p. 368-371).

A-t-elle abandonné aux tueurs, pendant l’opération Amaryllis, ses employés Tutsi et les ministres modérés du gouvernement légitime (rapport, p. 939) ?
La France a-t-elle facilité la livraison d’armes pendant le génocide (Rapport, p. 802-807, p. 873) ?

Enfin, la France a-t-elle cherché, à la fin du génocide, par l’opération Turquoise (juin-août 1994) qui constitue une intervention militaire (difficile d’imaginer aide plus directe), à maintenir le gouvernement intérimaire issu du coup d’État (GIR) sur une partie du territoire du Rwanda ?

L’opération Turquoise

Sur ce dernier point, c’est bien ce que considère la Commission, qui interroge longuement la nature, ambiguë, de l’opération Turquoise. Si elle se présentait officiellement comme humanitaire, les personnes qu’il s’agissait de sauver n’étaient pas désignées. Car il était aussi (ou surtout ?) question d’éviter la défaite des forces du gouvernement intérimaire afin de permettre la reprise des négociations entre ce gouvernement et le Front patriotique rwandais. La victoire totale de celui-ci était en effet perçue à Paris comme une « menace existentielle » (Rapport, p. 971).

Les militaires français déployés sur le terrain n’ont d’ailleurs manifestement pas été informés du génocide. Ils n’ont pas reçu l’ordre de sauver, par exemple, les rescapés Tutsi de Bisesero, car leur mission était, d’abord, une mission de repérage des lignes du Front patriotique rwandais (Rapport, p. 533), perçu comme la première « source de menaces » (Rapport, p. 971).

On peut aussi penser que le fait de créer, ensuite, une « zone humanitaire sûre » (ZHS) au Rwanda visait à atteindre ce même objectif de maintien de l’appareil gouvernemental et militaire, qui n’y a été que partiellement désarmé, en créant une sorte de sanctuaire contre l’avancée territoriale du Front patriotique rwandais (rapport, p. 538-540, p. 571, p. 611).

La Commission présente des développements particulièrement significatifs sur l’absence d’arrestation des membres du gouvernement intérimaire qui se trouvait dans la « zone humanitaire sûre », alors que ses forces armées étaient finalement globalement défaites par le Front patriotique rwandais.

L’ambassadeur Yannick Gérard qui demandait de manière pressante, à la mi-juillet 1994, des instructions en ce sens à Paris, ne les reçut pas. Or, contrairement au discours officiellement tenu, rien n’interdisait ces arrestations dans le mandat Turquoise donné par l’ONU.

La France s’est d’ailleurs opposée, à ce moment, à ce que ce mandat soit précisé par l’ONU (rapport, p. 629-638).

Le rapport livre aussi une description et une analyse extrêmement précises de l’activité diplomatique conduite par la France à l’ONU afin de limiter la compétence temporelle du TPIR, créé en novembre 1994, à la seule année 1994, écartant la phase préparatoire du génocide.

Ceci dans le but d’éviter, ainsi que le signale le représentant français à l’ONU « que ne soient retenues des dispositions qui nous auraient posé problème » (Rapport, p. 639-647).

La notion « d’entreprise criminelle commune »

Par delà la notion de complicité de génocide, celle « d’entreprise criminelle commune » pourrait aussi être mobilisée même si elle est d’un emploi délicat. Les juridictions pénales internationales ont affirmé que tous les participants à une « entreprise criminelle commune » étaient les co-auteurs des crimes internationaux commis par le groupe.

Et ceci alors même que ces crimes n’étaient pas nécessairement prévus, mais qu’ils risquaient simplement d’être commis, dans la réalisation du but recherché (prise de pouvoir, déstabilisation, révolution). Dès lors que l’on démontrerait que certains ont aidé à constituer le gouvernement intérimaire, et participé à l’entreprise de coup d’État du début avril 1994, ils pourraient être considérés comme co-auteurs des crimes internationaux qui ont nécessairement découlé de cette prise de pouvoir.

C’est toute la question du rôle de l’ambassade de France avant et pendant le coup d’État du début Avril 1994, puisque le rapport documente de nouveau la présence, à l’ambassade, des personnalités extrémistes qui vont très rapidement composer le gouvernement intérimaire génocidaire.

Le rôle de l’ambassade de France n’est toutefois pas définitivement éclairé dès lors que ses archives ont été volontairement détruites avant sa fermeture le 12 avril 1994. Notons que la Commission relève que l’ambassadeur de France semble, à ce moment crucial, « toujours pris dans des négociations et des combinaisons politiques hasardeuses » (Rapport, p. 374).

La Vie des idées :

« La Commission, explique le rapport, a démontré l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents.

Les administrations ont été livrées à un environnement de décisions souvent opaques, les obligeant à s’adapter et à se gouverner elles-mêmes » (p. 974). C’est semble-t-il le fonctionnement de l’État français qui est en cause. Pensez-vous que ces dérives institutionnelles expliquent très largement l’aveuglement du pouvoir ?

Raphaëlle Maison : Non, je ne le pense pas vraiment. C’est plutôt le contraire. Ces dérives institutionnelles et chaînes de commandement parallèles visaient essentiellement, d’après la commission (Rapport, p. 736 s.), à assurer la prééminence de l’Élysée et de l’état-major particulier du Président de la République (EMP), y compris sur le terrain (rapport, p. 765).

Il s’agissait de s’émanciper des circuits réguliers de transmission et de commandement dans lesquels certains ont été très vite très réticents (le colonel Galinié, le général Varret, le ministre Joxe) à l’accroissement du déploiement militaire français au soutien d’un « régime raciste, corrompu et violent » (Rapport, p. 973) dont les exactions étaient attestées.

L’idée d’aveuglement, qui figure dans le jugement conclusif de la Commission (« les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent », rapport, p. 973), ne me paraît pas non plus décrire ce qu’elle documente, mais viser – quoique probablement inconsciemment – un objectif de disculpation.

Je m’explique. S’aveugler, c’est ne pas vouloir voir ce qui est ; être aveuglé, c’est être empêché de voir. Or, on a vu ce qui était et on a agi en connaissance de cause. La thématique de l’aveuglement vient disculper, en ce sens qu’elle interdit de penser une forme d’acceptation du processus génocidaire dont témoigne pourtant la mise à l’écart de ceux qui en alertaient.

Donc, mieux vaut affirmer qu’ « on ne savait pas » car on s’est ou on était aveuglé. Je ferai ici un parallèle qui me semble éclairant avec les règles d’engagement de la responsabilité dans le droit de la guerre : le supérieur militaire est responsable des crimes de ses subordonnés, même s’il ne les a pas ordonnés, dès lors qu’il « savait ou avait des raisons de savoir ».

Il est donc responsable même s’il affirme ne pas avoir su, s’il pense ne pas avoir su, dès lors qu’il avait ces « raisons de savoir ». La question cruciale est donc de déterminer si l’Élysée « avait des raisons de savoir » que les Tutsi étaient ciblés par le pouvoir rwandais. C’est à l’évidence le cas, et la Commission ne dit pas autre chose.

Le fait, relevé par la Commission, que l’Élysée, où règne un « dogmatisme idéologique » (rapport, p. 771), ait été apparemment convaincu par les thématiques raciales portées par le Président rwandais et son entourage, relayées par l’Ambassade de France à Kigali, n’excuse rien. Le racisme (la Commission parle plutôt d’ « ethnicisme ») ne saurait être une justification.

En ce sens, il n’est pas un « biais cognitif » (le terme est souvent employé par la commission) qui nous permettrait seulement de déplorer, comme le fait le rapport, l’absence de culture anthropologique, ou de culture tout court, des responsables étatiques, et d’avancer une conclusion d’ « aveuglement ».

On ne peut en somme affirmer qu’une culture raciste explique le fait de « n’avoir pas vu » (« on n’a pas vu car on pensait que les Tutsi étaient des féodaux, fourbes et assassins »). N’explique-t-elle pas plutôt pourquoi on a accepté le processus génocidaire (« on admet la liquidation des Tutsi parce qu’ils sont féodaux, fourbes et assassins ») ?

La question du racisme se pose d’ailleurs plus généralement dans cette histoire française, témoignant probablement, chez certains, d’une indifférence aux êtres, fondée sur une perception raciste. Elle excède sans doute la haine des Tutsi – empruntée au pouvoir local et instrumentalisée dans une stratégie « impériale » – pour inclure, plus largement, l’indifférence au sort des peuples africains.

La Vie des idées : À travers ce rapport nous lisons aussi les fragilités de notre démocratie, puisque jamais les oppositions n’ont pu se faire entendre, jusqu’à la cohabitation tout au moins. L’absence de contre-pouvoirs effectifs est ici flagrante. N’est-ce pas l’interprétation verticale des principes démocratiques, caractéristique de notre Ve république, qui est ici dramatiquement interrogée ?

Raphaëlle Maison : C’est certain. La Ve République dessine des pouvoirs considérables pour la Présidence de la République, encore renforcés par le phénomène majoritaire à l’Assemblée. On le constate tous les jours. Si le rapport évoque des « dérives institutionnelles » il ne se penche pas, et c’est bien compréhensible, sur l’organisation des pouvoirs constitutionnels. Il relève toutefois les vives oppositions de certains parlementaires, essentiellement communistes, à la politique conduite (rapport, p. 599).

Les documents montrent aussi que le gouvernement belge n’a pas pu répondre aux demandes initiales de soutien militaire du Président rwandais parce que son Parlement ne les aurait pas acceptées (rapport, p. 56). L’allié français ne rencontrait pas, et ne rencontre toujours pas, le même genre de contrôle démocratique.

Mais plutôt que sur l’organisation constitutionnelle des pouvoirs, la Commission porte un regard sévère, voire effrayant, sur la culture de la haute administration et des élites étatiques (rapport, p. 831 : « faillite intellectuelle des élites administratives et politiques »), n’ayant rencontré, à ce niveau, dans les archives, qu’un « nombre infime d’acteurs de l’histoire française au Rwanda » ayant exprimé des « positions de lucidité » (rapport, p. 964-965).

Elle signale le fait que l’expression critique « jugée comme s’opposant aux intérêts de la France » a parfois conduit à des sanctions ou suscité des « renoncements de carrière » (rapport, ibid.). Parmi ses recommandations figurent d’ailleurs, quoique de manière très édulcorée, des éléments visant à réduire cette culture de l’obéissance (le terme n’est pas celui de la Commission), qui semble particulièrement frappante dans le cas de la diplomatie.

Ainsi, le cas d’un jeune et lucide rédacteur du ministère des Affaires étrangères, progressivement mis à l’écart par des notations « vexatoires », est spécialement évoqué par la Commission (rapport, p. 844, 961 et 963).

Les diplomates de l’Élysée (« Cellule Afrique ») sont, quant à eux, très sévèrement jugés au long des développements. De manière plus inédite, un regard très critique est également porté, dans le cours du rapport, sur les diplomates du ministère des Affaires étrangères, sauf exceptions (on songe par exemple à celle de l’ambassadeur Yannick Gérard, rapport, p. 963-964). S’agissant de l’armée, la question de l’obéissance est évidemment à part, mais l’analyse lucide de militaires de terrain ou d’officiers est signalée à plusieurs reprises.

Face à une « faillite intellectuelle » assez généralisée des élites, la Commission semble vouloir, dans un mouvement un peu lyrique, convoquer ces « lucidités qui demeurent comme des lumières dans le soir » (rapport, p. 965).

La Vie des idées : Le rapport conclut par quelques recommandations concernant principalement la question des archives et des ressources documentaires sur le Rwanda (visant à les rendre davantage accessibles). Ne faudrait-il pas cependant aller plus loin ? Que peut faire, en la matière, la justice pénale internationale ?

Raphaëlle Maison : Je ne pense pas que la Commission pouvait aller beaucoup plus loin, sauf à inclure dans ses recommandations un soutien à la recherche, non seulement sur les génocides, mais aussi sur les massacres coloniaux et pratiques coloniales et post-coloniales ; à inclure des recommandations sur la garantie de la liberté de la recherche (mais c’eût été polémique dans le contexte politique actuel) ; à inviter à un retour plus marqué à une histoire contemporaine critique qui semble avoir reculé à l’Université.

Elle insiste à juste titre sur le renforcement des services des archives, et de leurs moyens, et propose la création d’un poste « d’archiviste de la République » sur le modèle du Défenseur des droits (rapport, p. 977).

Quant à la justice, tout n’est pas clos, même si le TPIR ne peut plus être saisi de nouveaux cas puisqu’il a fermé ses portes et n’est prolongé que par une institution réduite. Le rapport participe sans doute lui-même d’un processus de rapprochement avec le Rwanda, par une forme de « satisfaction » – le terme est employé en droit international de la responsabilité – donnée au Rwanda et exprimant la responsabilité française.

Dans ce contexte, un contentieux inter-étatique est exclu par les autorités rwandaises qui n’envisagent pas de saisir la Cour internationale de justice.

En revanche, les juridictions françaises sont encore saisies (depuis plus de quinze ans) de plaintes de victimes relatives à la complicité de génocide ou de crime contre l’humanité d’acteurs français.

Il conviendrait qu’elles s’interrogent enfin sérieusement sur ceux qui avaient connaissance du génocide (à un niveau élevé de responsabilité donc) et qui pourraient être considérés comme ayant apporté une aide directe et substantielle à ses concepteurs et auteurs.

Par Florent Guénard

 

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